Mon père avait pris ses habitudes. Chaque week-end, il se réunissait avec ses amis au café Le Luxembourg. C’était sa bande, « sa table » comme il aime me le dire. Avant de s’y rendre, il passait par un kiosque du boulevard Saint-Michel. Hamid, le kiosquier, était devenu son meilleur ami. Il lui vendait les recueils de poésie en arabe que mon père autoéditait et lui mettait de côté les journaux arabes, Le Monde, Le Figaro et Paris-Turf. Mon père jouait aux courses, il joue toujours. Il adore parier sur les chevaux depuis l’époque où son père l’emmenait à l’hippodrome de Beyrouth. Situé au cœur de la ville, quinze courses s’y jouaient parfois par semaine, les tribunes étaient pleines. L’hippodrome était un passage obligé dans la région. « Charles de Gaulle y est venu, le shah d’Iran aussi » me raconte mon père, qui porte une grande estime envers ces deux hommes, « des chefs d’État ! Surtout de Gaulle ».
Son père aussi était un parieur, il vivait chaque course intensément, un peu trop même. Mon père avait honte du sien tant il hurlait fort à l’arrivée des chevaux.
Dès que mon père a un peu d’argent, il joue, au grand dam de ma mère qui préférerait le voir économiser. Il n’a jamais arrêté, persuadé de gagner, de gagner beaucoup. Parfois il me demande pourquoi je ne joue pas et poursuit d’un air moqueur, avant même que je n’ouvre la bouche : « Ah oui, j’oubliais que toi, tu es riche ! »
Avec le temps, il a préféré les bars P.M.U. aux hippodromes parisiens où il ne trouvait pas sa place, ni parmi les propriétaires de chevaux dans le coin V.I.P., ni dans les gradins avec les familles, ni au sous-sol avec les miséreux (même si c’est là où il se sentait le mieux). Puis les trajets jusqu’aux hippodromes lui prenaient trop de temps alors qu’en bas de chez lui il retrouvait la même ambiance, dans ces rades où se côtoient les alcooliques et les accros au jeu, à tous types de jeux, pas seulement aux courses mais aussi au Loto, au Banco, au Bingo. Mon père, lui, y va tel qu’il est, en costume croisé et chaussures vernies. Il s’installe sur la table du fond, il sirote café sur café et déplie ses journaux dont il rature en long, en large et en travers les pages consacrées aux courses hippiques. Il dénote franchement au milieu des autres turfistes mais ils le connaissent tous et l’adorent. Il est le seul à parler si bien l’arabe, il est drôle et il insulte fort. Très fort. Il déclame aussi des vers à voix haute. Lorsqu’une course s’élance à la télévision, devant la rapidité des chevaux, il hurle en arabe, levant la main vers le ciel :
« Lancés dans la bataille, ils se suivent.
Comme les oiseaux verts qui annoncent la pluie. »
J’ai, comme lui, un faible pour les cafés miteux. J’aime siroter un serré au bar du coin avec les poivrots du quartier. Comme mon père, c’est dans cet environnement que je me sens le plus à l’aise, parmi « les petites gens que nous sommes et que nous resterons en France » m’a-t-il déjà dit.